S’entretenir avec le décideur d’un groupe industriel annonçant donner vie au progrès, qui parallèlement à son activité de dirigeant s’investit dans le travail de la fondation NOMADS, donne le ton. A l’évidence, François Rohrbach est animé d’une vision, qu’il est déterminé à défendre pour que le progrès en soit véritablement un. Leader du Hub Contrat Social 4.0, nous l’interrogeons sur ce que peut devenir notre initiative, dans un monde encore peu disposé à entendre les voix citoyennes et environnementales.
Qu’est-ce qui amène un dirigeant très occupé comme vous, à s’intéresser aux questions sociétales et à s’engager dans une démarche militante et désintéressée ?
François Rohrbach : L’approche inclusive de la fondation NOMADS, qui intègre des enjeux de durabilité et de droits humains, est en résonance avec mes convictions personnelles. Notre collaboration s’est immédiatement orientée vers les défis environnementaux et sociaux engendrés par la révolution numérique.
Pourquoi ? Parce que la doxa prédisait une forte suppression d’emplois due à la digitalisation, alors que la réalité présente plutôt un phénomène de transformation, plus que de destruction massive. J’en suis le témoin direct, car notre usine de parfumerie, modernisée à plus de 90 % par automatisation, a permis aux employé.es de se reconvertir dans des missions plus valorisantes, sans perte d’emploi. Un modèle faisant intervenir transformation numérique et valorisation humaine me semble incontournable, et c’est ce qui m’a poussé à m’investir auprès de la fondation NOMADS.
Est-ce donc à l’aune de la révolution numérique que vous envisagez un nouveau contrat social ?
La révolution numérique joue sans aucun doute un rôle catalyseur dans la définition d’un nouveau contrat social, mais elle n’en est pas le socle. Les enjeux environnementaux et sociaux sont également des facteurs déterminants. En effet, lorsque l’on parle de contrat social à Genève, l’on fait inévitablement référence à Jean-Jacques Rousseau, dont la pensée a jeté les bases de notre démocratie moderne. Ce lien historique prédispose Genève à réunir les peuples, un rôle facilité par la neutralité du pays.
Le contrat social embrasse beaucoup de sujets. Comment cadrez-vous votre prospective ?
Nous avons choisi de nous appuyer sur les 17 Objectifs de Développement Durable (ODD) définis par l’Agenda 2030 des Nations Unies. Ces derniers intègrent des thématiques essentielles telles que le travail décent et la croissance économique, les villes et communautés durables, l’innovation et les infrastructures, les partenariats pour la réalisation des objectifs, l’éducation de qualité, ainsi que la paix, la justice et les institutions.
Nous pensons que la Suisse accuse un certain retard dans l’adaptation de son système éducatif aux besoins de l’économie, en particulier face au vieillissement de la population active. Le phénomène du départ massif des baby-boomers, prévisible depuis 2012, entraîne aujourd’hui une pénurie de main-d’œuvre et la Suisse doit recruter à l’étranger, ce qui fragilise l’économie locale. Nous souhaitons contribuer à la création de passerelles entre formation professionnelle et marché de l’emploi, de l’apprentissage jusqu’au doctorat, grâce à la collaboration entre institutions formatrices, autorités publiques, entreprises privées et monde associatif.
Notre projet, qui s’articule autour de la mobilité, la santé et l’énergie, vise à réconcilier le contrat social hérité de Rousseau avec les enjeux contemporains, notamment la redistribution des richesses et la responsabilité partagée entre gouvernements, entreprises et travailleurs. La notion de richesse a évolué : au-delà de l’argent, le temps, l’accomplissement personnel et la recherche de sens prennent une importance croissante. Les entreprises doivent comprendre ces aspirations pour attirer et fidéliser des talents, en créant un environnement aligné avec les valeurs sociétales.
Les entreprises et les organisations telles que la fondation NOMADS peuvent-elles véritablement influencer les agendas politiques ?
Oui, car nous sommes ancrés dans un tissu économique citoyen dont les pouvoirs politiques ont besoin. Par extension, il est illusoire de penser que la Suisse puisse être autonome dans ses décisions, dans un contexte mondial aussi interdépendant, notamment face à l’Europe. Prenons l’exemple des initiatives sur la durabilité et les droits sociaux : nous devons avancer collectivement en tenant compte des enjeux planétaires et des droits humains. Le véritable défi, c’est de sortir d’une tendance (mondiale) au repli sur soi et d’admettre que la solution réside dans un écosystème collaboratif. Certains y adhèrent, d’autres préfèrent se recentrer sur eux-mêmes. C’est là tout le débat, qu’il soit politique ou économique.
Dans ce cadre, quelle idée-phare défendez-vous actuellement ?
Je me suis toujours étonné du fait que le temps consacré à des causes sociales et prospectives n’est pas valorisé comme le sont les dons financiers. Nous avons exploré cette idée en collaboration avec le cabinet PwC (PricewaterhouseCoopers) et trouvé une solution qui permettrait aux entreprises de démontrer, par exemple, que leurs employés ont consacré un certain nombre d’heures par an à des projets à but non lucratif. Ces heures, une fois évaluées à un taux défini, pourraient être déduites fiscalement. Plutôt que de profiter directement de cette déduction, les entreprises pourraient choisir de redistribuer les économies réalisées à des associations. Nous avons déjà mis en place une plateforme qui facilitera ce processus et souhaitons la déployer à l’échelle des multinationales comme des PME. Ce modèle constitue une alternative essentielle dans un contexte où les gouvernements réduisent leurs financements aux associations. Il repose sur trois piliers : le sens, le lien social et le financement. Trois éléments, qui, à mon sens, forment les bases d’un nouveau contrat social débarrassé de la traditionnelle relation verticale entre l’État et les citoyens.
Pour conclure cet entretien, parvenez-vous à titre personnel à renoncer à certains conforts pour contribuer à l’effort environnemental ?
Je m’efforce de contribuer à la préservation de l’environnement dans mes gestes quotidiens. Mais suis-je irréprochable ? Je continue à voyager pour des raisons professionnelles et bien que j’essaie de limiter mes déplacements autant que possible, ils restent parfois indispensables. Je consacre du temps à des projets à impact, comme, notamment, mon rôle en qualité de président du GEM (Groupement des Entreprises Multinationales) ou mon engagement bénévole de longue date auprès de la fondation NOMADS. Cette dernière réunit des personnes qui partagent des valeurs communes, et ensemble, nous essayons d’apporter des réponses concrètes à des besoins sociétaux profonds. Ce qui me frappe, c’est l’importance croissante du sens dans le travail. La crise du Covid-19 a augmenté la détresse psychologique et le stress professionnel ; l’exigence de performance pèse toujours plus. Les nouvelles générations n’adhèrent pas au schéma des baby-boomers, elles cherchent avant tout un accomplissement personnel, dont le travail constitue un vecteur. Elles aspirent à l’autonomie, la flexibilité, l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Avec la pénurie de main-d’œuvre qualifiée qui s’annonce, cette vision va devenir la norme. Les jeunes auront de plus en plus de poids dans les négociations, et les entreprises devront imaginer de nouveaux modes de fonctionnement. Nous sommes tous concernés, et même si cela paraît être un « micro-problème », à grande échelle, cela aura un impact significatif.