Organisé par la Fondation Nomads en partenariat avec la société IWG Suisse (Signature, Regus, Spaces), l’afterwork du 23 mars était consacré à l’intelligence artificielle dans le monde du travail. Pour en débattre autour de la journaliste Irma Danon, quatre intervenants avaient fait le déplacement: Jérôme Berthier, CEO et fondateur de Deeplink, Laura Tocmacov, CEO de la Fondation impactIA, Alexandre Gaillard, CEO d’InvestGlass et Philippe Verdier, journaliste à Léman Bleu. 

L’intelligence artificielle (IA), encore anecdotique il y a quelques années, est aujourd’hui sur toutes les lèvres, surtout depuis la diffusion à grande échelle de ChatGPT et de divers autres agents conversationnels. Mais en quoi consiste-t-elle? Comme l’explique Jérôme Berthier, elle repose sur cinq grands principes que l’on peut comparer au corps humain: la voix, l’écrit, la vue, les membres (la robotique) et la coordination de tous ces éléments. Le tout est alimenté par le « machine learning », qui lui permet d’apprendre de ses propres expériences pour s’améliorer. Mais il insiste sur le fait que l’IA n’invente rien, elle ne fait que de traiter les informations qu’on lui a données en suivant les règles qu’on lui a imposées.  

Laura Tocmacov précise qu’aujourd’hui, on a encore affaire à une intelligence artificielle faible, qui fait très bien ce qu’elle a appris, mais rien de plus, et que l’IA forte, qui serait capable de prendre des initiatives sans recevoir d’ordres des êtres humains, n’est pas encore d’actualité, même si l’évolution exponentielle de ce secteur peut faire progresser les choses très rapidement. Une accélération qu’elle préfère d’ailleurs évaluer en semaines plutôt qu’en années… 

À la question de savoir quels métiers sont menacés par la concurrence de l’IA, Jérôme Berthier est catégorique: c’est avant tout le middle management, regroupant les cadres intermédiaires, qui va être touché par l’arrivée de l’IA. Et de préciser: « Ce sont tous les métiers où l’on fait principalement des mails, du reporting, des tableaux Excel ». Il s’agit là de professions du secteur tertiaire, des services, alors que la révolution industrielle du XIXe siècle, où la machine avait remplacé l’ouvrier, avait entraîné la disparition de nombreux emplois manuels du secteur secondaire.  

Laura Tocmacov, qui prépare une thèse sur « l’obsolescence programmée du contrat social à l’ère de l’intelligence artificielle », a pris l’habitude de mesurer le temps qu’elle passe pour exécuter une même tâche au fur et à mesure de l’évolution technologique de l’IA. En quelques années, ce temps a été divisé par deux, voire par quatre, et ce n’est pas fini. Cela va entraîner des déplacements et des disparitions d’emplois à très grande échelle dans un futur proche. Pour elle, ça représentera le plus grand défi sociétal des cinquante prochaines années, impliquant une vision prospective des métiers de demain, sur laquelle se penche la Fondation Nomads dans le cadre de son programme « Futur des jobs ».  

L’utilisation de l’IA ne comporte-t-elle pas certains risques, notamment en reproduisant des informations fausses qui lui auraient été dictées dans un but malintentionné? Philippe Verdier est d’avis que l’IA ne va pas empêcher les journalistes de vérifier les informations qui leur parviennent. Pour exemple, il rappelle que la numérisation des technologies utilisées pour réaliser des interviews, si elle a fait disparaître des emplois liés à l’analogique (preneurs de son et d’images, monteurs) en simplifiant les outils des journalistes, n’a pas nui à la qualité de l’information diffusée. Ils ont continué à en vérifier l’authenticité, quels que soient les outils utilisés pour la récolter. Les nouvelles technologies permettent surtout d’aller beaucoup plus vite en simplifiant le travail des humains. 

Concrètement, quelle attitude doit-on adopter aujourd’hui face à l’IA? Pour Laura Tocmacov, il faut s’y plonger pour tester, jouer et se familiariser avec cet outil afin d’apprendre à le connaître et à le dompter pour en obtenir ce que l’on cherche. Une démarche qui nécessite du temps au début, mais qui permet à la longue d’en gagner beaucoup, une fois qu’on maîtrise l’outil.  

Comment procéder avec l’IA en fonction de la taille d’une entreprise? Pour Jérôme Berthier, toutes les sociétés peuvent y avoir recours, mais il faut qu’elles sachent ce qu’elles veulent en faire et en quoi ça leur facilite leur travail. Pour Alexandre Gaillard, il faut utiliser l’IA non pas pour qu’elle travaille à notre place, mais pour qu’elle nous aide à mieux travailler et à aller plus loin, de manière plus efficace. Ce qui est important, c’est avant tout de comprendre comment fonctionne l’intelligence artificielle pour en faire un usage qui réponde à nos besoins. 

Laura Tocmacov estime qu’il ne faut pas opposer l’intelligence artificielle à l’intelligence humaine. Et Jérôme Berthier rappelle que l’IA est alimentée par des humains, qui introduisent eux-mêmes les données qu’elle va traiter ainsi que la façon de les traiter. Il insiste sur l’importance capitale des sources de données qu’on lui transmet, admettant qu’on peut ainsi orienter les réponses d’une IA, par exemple politiquement. D’où une grande responsabilité humaine dans le formatage de l’IA et de ses résultats. 

Des avis exprimés par les participants à cette table ronde, il ressort que l’IA ne va pas remplacer l’intelligence humaine dans le futur. Elle va la compléter, en effectuant les tâches les plus répétitives ou qui nécessitent le traitement de données multiples. Cela va permettre de gagner du temps, mais l’humain restera le maître de la machine et continuera à lui imposer son fonctionnement. Pour Laura Tocmacov, il doit s’interroger sur la valeur ajoutée qu’il apportera à l’IA à l’avenir.  

En tous les cas, il apparaît impossible actuellement de prévoir dans quelle mesure l’IA aura transformé notre façon de travailler en 2030. Il est toujours risqué de définir l’avenir à partir du présent, car tout évolue en permanence et le monde du travail s’adapte sans cesse. Et Alexandre Gaillard de citer l’exemple d’un travail pour lequel le salaire annuel était de 120’000 francs il y a quelques années et qu’on fait aujourd’hui pour 3000 francs par an, grâce à l’automatisation: il y a là une vraie question de société qu’il faudra résoudre à l’avenir.  

Faut-il pour autant que les politiques réglementent ce secteur? Les participants doutent de l’efficacité d’une réglementation dans ce domaine, préférant que l’Etat prenne des mesures d’accompagnement des salariés dans un monde du travail en mutation. Tout comme ils estiment préférable de former les étudiants à vérifier les informations qu’ils trouvent sur le web plutôt que de leur interdire d’utiliser internet. C’est ce travail de formation et d’éducation qui permettra de faire le meilleur usage de ces outils. 

En conclusion, l’intelligence artificielle doit être considérée comme un outil supplémentaire dont on dispose aujourd’hui. Elle deviendra ce que l’être humain en fera, ce qui implique une grande responsabilité de sa part, tant dans la conception de cet instrument que dans son utilisation. 

Intervenants de la table ronde

De g. à dr.: Philippe Verdier, Jérôme Berthier, Irma Danon, Laura Tocmacov et Alexandre Gaillard.

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